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Introduction
Qu'apprend-t-on en cours de philosophie ?
A quoi sert l'école ?
Comment trouver la motivation pour philosopher
si ce n'est pas valorisé socialement ?
Qu'est-ce qu'être humain ?
Les philosophes sont-ils plus humains que
les autres ou simplement prétentieux ?
Qu'est-ce qui peut me motiver dans la philosophie
?
Qu'ont apporté les philosophes à
la société ?
Pourquoi lire un philosophe du passé
?
Tout cela n'est-il pas définitivement
incertain ?
Pourquoi la philosophie est-elle ennuyeuse
?
Et si moi, je me trouve bien avec mes préjugés
et mes illusions ?
La philosophie peut-elle me rendre plus heureux
?
Résumé et précisions
sur "l'utilité" de la philosophie
Cette question, les élèves ne se la posent pas
tout de suite. A l'école, ils ont l'habitude d'apprendre des
disciplines dont "l'utilité" leur échappe. La plupart
sont assez ouverts vis-à-vis de la philo au début de l'année
mais très vite, c'est la déception pour beaucoup. Bien
sûr, il y en a toujours qui en font l'occasion d'un véritable
aventure intellectuelle mais il ne faut pas se leurrer, ils sont
une minorité. Une bonne partie d'élèves font l'effort
de travailler sérieusement mais sans plus : ils rendent des devoirs
corrects mais sans véritable réflexion personnelle. Ils
ne font pas l'effort d'approfondir les concepts, de se poser de vrais
problèmes pour tenter d'apporter de vraies solutions, avec de
vrais arguments...
Ils ne sont pas "motivés" dit-on... Pourquoi ? Parce
que c'est beaucoup de travail pour quel résultat ? "La philo,
ça sert à rien", même certains profs le disent !
C'est à cette question que je vous propose de réfléchir.
Mais pas simplement pour apporter "ma" réponse. Cette question
est aussi intéressante pour ce qu'elle cache, pour les raisons
psychologiques et sociales qu'elle veut ignorer.
Voilà pourquoi j'ai imaginé un dialogue entre
un prof de philo et un élève, en m'efforçant d'exprimer
aussi honnêtement que possible les préoccupations de l'élève.
Je me suis également servi de mon expérience : certains
se reconnaîtront peut-être... ;-) Mais il faut se souvenir
que ce prof et cet élève sont essentiellement fictifs.
- Cela fait quelque temps que nous suivons vos cours et
un certain nombre de questions occupent mon esprit. Je ne sais pas si
vous êtes le mieux placé pour y répondre mais je
ne suis pas sûr d'avoir moi-même une réponse satisfaisante.
Tout d'abord : qu'est-ce qu'on apprend en philo ?
- A philosopher. Mais c'est comme pour la marche :
on n'apprend pas d'abord une théorie de la marche pour ensuite
l'appliquer de façon mécanique. On observe les autres
et puis on essaye de faire pareil, sachant qu'on tombe souvent par terre
au début. De même, l'élève doit observer
la façon de penser du prof, mais aussi celle des grands philosophes
qu'il donne à lire, et essayer de les imiter.
Bien sûr, il ne s'agit pas de devenir un "grand philosophe",
ni même un philosophe professionnel, il s'agit simplement d'être
capable de philosopher. Ainsi l'élève qui apprend à
philosopher se trompe souvent au début, il part sur de fausses
pistes, ne fait pas exactement ce qui lui est demandé etc. Alors
il a de mauvaises notes mais ne doit pas se laisser abattre pour savoir
ce que c'est que de philosopher.
Bien souvent, beaucoup de gens jugent la philosophie en en
ayant fait qu'une expérience passive : ils ont subi des cours
sans s'y intéresser réellement, ont lu des textes sans
s'efforcer de les comprendre sérieusement, ont fait des dissertations
sans se poser vraiment de problème philosophique. Pour pouvoir
savoir de quoi ils parlent, les "anti-philo" feraient mieux de faire
une expérience plus active de la chose : ce serait mieux pour
tout le monde et surtout pour eux. Il faut donc accepter les échecs
et s'en servir pour progresser, au lieu de passer à autre chose
et se dire "la philo, c'est pas pour moi". Il faut se servir de ses
erreurs : l'école est faite pour cela.
- Mais je croyais que l'école servait à apprendre
des connaissances, pas à faire des erreurs !
- Voilà justement une des fausses croyances expliquant
l'échec scolaire en général et le refus de la philosophie
en particulier : la peur de faire des erreurs, parce que ce serait contraire
à ce que l'on vous demande. En réalité, l'un n'empêche
pas l'autre, au contraire : il faut faire des erreurs pour progresser.
C'est parce que tu te contenteras d'apprendre bêtement des connaissances,
recrachées sans réflexion dans tes devoirs, que tu ne
progresseras pas. Le prof, bonne pâte, ne pourra pas te mettre
une trop mauvaise note, mais tu ne te seras pas servi de ces connaissances
pour réfléchir et cela n'a donc aucun intérêt.
Pour réfléchir, on met en relation de façon
nouvelle des idées déjà connues, mais qui n'étaient
pas encore reliées par l'élève : tout est dans
la mise en relation des idées. L'intelligence n'est rien d'autre.
Il faut bien sûr pour cela acquérir un certain nombre de
connaissances, mais cela ne suffit pas pour qu'il y ait réflexion
! Toute mise en relation d'idées implique un acte d'intelligence
et en même temps un risque, celui de commettre des erreurs qu'il
faut ensuite corriger autant que possible. On ne progresse cependant
qu'ainsi dans tous les domaines du savoir. Et quel est l'intérêt
d'apprendre des connaissances si c'est pour se contenter de les restituer
comme un magnétophone ?
- Aucun bien sûr, mais alors à quoi sert l'école
?
- En grec, "scholé" signifie "loisir" au sens de temps
libre.
- Comment ?!
- Oui tu as bien entendu : à l'école, on a du
temps pour commettre des erreurs et ensuite pour prendre le temps de
se relever, à son rythme. L'école sert à avoir
le loisir de tomber, de se tromper. Les profs peuvent être là
pour vous aider à vous relever mais on apprend encore mieux en
faisant l'effort de se relever soi-même, pour trouver son équilibre.
Encore faut-il consentir à se "relever", c'est-à-dire
à se corriger soi-même. Les corrections du professeur ne
peuvent qu'être indicatives : il dit ce qui ne va pas le plus
souvent. A l'élève de chercher à faire mieux, de
recommencer son travail, au moins en partie, avant de passer à
autre chose. L'école est une plage de temps accordée au
futur citoyen pour cela. Dans la vie sociale, il faut être
efficace tout de suite ou tomber et risquer de ne plus savoir comment
se relever, parce que bien souvent, on se fait écraser par les
autres. Si dans vos familles, on vous a laissé du temps pour
apprendre à marcher ou les premières bases du langage,
l'école est nécessaire pour aller plus loin dans les différents
domaines de la culture humaine. L'école est une sorte de transition
nécessaire entre la vie familiale et la vie sociale.
- Mais on apprend toutes sortes de choses à l'école
qui ne nous serviront à rien plus tard.
- Tu en es encore là ?
- J'ai bien entendu différentes réponses
à cette question mais elles ne m'ont pas convaincues. Qu'est-ce
que vous en dites, vous ?
- D'abord, comment sais-tu que ce que tu apprends aujourd'hui
ne te servira jamais ?
- D'accord, je ne sais pas forcément comment évoluera
mon existence, je peux avoir à me servir de connaissances d'histoire,
de mathématiques ou de philosophie mais encore faudrait-il s'en
souvenir !
- Avoue que si tu ne t'en souviens pas bien, c'est que tu
n'auras pas fait l'effort d'assimiler ces connaissances parce que tu
te seras dit qu'elles sont inutiles. Comme c'est inutile, tu ne t'en
souviens pas et comme tu ne t'en souviens pas, c'est inutile. Tu tournes
en rond.
- Sans doute. Mais recentrons la question sur la philosophie.
- Soit.
- Vous comparez l'apprentissage de la marche avec celui
de la philosophie. Mais il y a une différence importante : un
enfant voit ses parents marcher, les amis de ses parents etc. Il sent
qu'il doit absolument surmonter cette difficulté parce qu'il
veut être comme tout le monde, du moins comme ceux qu'il admire.
Moi, je ne connais personne dans mon entourage qui philosophe, même
de temps en temps et c'est le cas de beaucoup d'élèves.
Comment voulez-vous dans ces conditions que nous soyons motivés
pour surmonter les difficultés que la philosophie implique ?
- Il est clair qu'on ne philosophe guère dans les repas
de famille. Mais si la famille, réelle ou symbolique, est un
passage obligé pour accéder à l'humanité,
elle n'est pas suffisante. Etre humain, c'est chercher à dépasser
sa condition, faire de nouvelles expériences, comprendre davantage
de choses. La famille nous donne une condition, ce qui est nécessaire
pour pouvoir la dépasser. Mais ne rester que l'enfant de ses
parents, c'est ne pas être encore humain à part entière.
La famille nous transmet un certain nombre d'opinions et de préjugés,
qui ont leur nécessité, pendant un temps au moins. Seule
la philosophie peut nous permettre de dépasser ces opinions pour
accéder à un mode d'existence qui nous appartient en propre.
Car bien souvent, en fait de dépassement des préjugés
familiaux, datant en général d'une autre génération,
on se contente d'adopter les préjugés et opinions de notre
cercle social : qu'il s'agisse de nos amis, de nos collègues
de travail, des membres de notre club, de notre religion ou de notre
secte. Ces préjugés sont plus récents, mais se
contenter de préjugés, quelle que soit leur date, pour
s'orienter dans l'existence, c'est renoncer à être pleinement
humain, c'est renoncer à être l'auteur de ses actes et
de ses expériences, c'est suivre, c'est n'être qu'un suivant.
Au contraire la philosophie est d'abord réflexion critique sur
les préjugés : elle est donc la condition nécessaire
pour "devenir soi-même", au lieu de se contenter du conformisme
ambiant.
- Attendez, vous voulez dire que lorsqu'on ne philosophe
pas, on n'est pas complètement humain ? Donc mon père
qui ne philosophe jamais n'est pas humain, qu'est-il donc ?
- Comment sais-tu qu'il ne philosophe jamais ? Il philosophe
peut-être sans le savoir comme le Bourgeois Gentilhomme faisait
de la prose sans s'en rendre compte. Ou peut-être lui arrive-t-il
de philosopher en cachette.
- Ah, on voit que vous ne connaissez pas mon père.
S'il philosophait, ça se saurait. Mais admettons qu'il ne philosophe
jamais, qu'est-il donc ?
- Ne t'inquiètes pas. Je ne vais pas te dire
que c'est un sous-homme ! C'est cependant une dérive malheureusement
assez fréquente de certain pseudo-philosophes : considérer
avec mépris les pauvres petits non-philosophes. Ce n'est pas
mon cas. Mais qu'appelles-tu être humain ?
- C'est faire partie de l'espèce humaine.
- Et qu'est-ce qui distingue l'espèce humaine d'autres
espèces vivantes ?
- Beaucoup de choses, mais j'imagine que c'est la raison.
- Oui tout ce qui distingue l'homme des autres vivants
connus, ses réalisations, la culture, les arts, les religions...
a la raison pour racine. Elle intervient certes différemment
dans les sciences et en art, mais sans la raison pour concevoir un idéal
supérieur à atteindre, la création artistique est
impossible. Quelque soit leur culture, tous les hommes raisonnent. Même
le plus barbare se sert de son aptitude à raisonner pour commettre
ses méfaits. Mais crois-tu que la raison laisse intact ?
- Que voulez-vous dire ?
- J'ai parlé de "se servir" de la raison, comme
si elle était un outil. Lorsqu'on utilise un marteau pour planter
un clou, on a au départ le désir de voir le clou planté
et l'outil ne sert qu'à satisfaire ce désir. Il n'a pas
transformé notre désir. La raison ne transforme-t-elle
pas nos désirs, elle ?
- Si par exemple je veux partir en Hollande pour les vacances,
il va falloir que je convainque ma mère que ce n'est pas pour
fumer de la marijuana en toute impunité. Admettons que ce soit
bien mon désir - ce n'est qu'une supposition - je ne vois pas
en quoi mes raisonnements y changeraient quelque chose.
- Que dirais-tu à ta mère pour la convaincre
de te laisser partir ?
- ... Je lui dirais que je veux aller visiter les musées,
l'architecture etc.
- Et cela la convaincrait ?
- J'ai bien peur que non. Elle sait que j'ai horreur des
musées.
- Si donc ton désir était d'aller en Hollande
pour fumer des substances illicites en France, ce raisonnement t'aurait
un peu transformé. Car tu ne désirerais plus quelque chose
te paraissant impossible. Ou alors tu chercherais à convaincre
ta mère que tu t'intéresses aux musées en allant
visiter de toi même ceux de ton voisinage, tu utiliserais un peu
de ton argent de poche pour acheter des revues sur l'art... Et jouant
cette comédie, tu risquerais fort de te prendre au jeu, apprenant
ainsi à aimer l'art.
- Bon d'accord, le fait d'utiliser la raison m'aurait transformé
dans ce cas, mais lorsqu'un Hitler élabore sa stratégie
pour faire disparaître les juifs de l'Europe, je ne vois pas en
quoi ça le rend moins barbare ?
- Je ne dis pas que la raison nous rend forcément moins
barbare. L'extermination des juifs en Europe relève d'une rationalisation
poussée : la raison peut nous entraîner dans des chemins
qui dépassent infiniment la simple cruauté animale (ex.
le chat qui torture une souris). Pour être cohérent avec
lui-même, Hitler a eu l'idée d'exterminer les juifs, et
dans le fil de cette cohérence là, ses sectateurs ont
eu l'idée des chambres à gaz. Il ne s'agissait peut-être
au départ que du besoin de trouver un bouc émissaire pour
expliquer ses propres malheurs. Ce besoin d'un bouc émissaire
n'est pas à l'honneur de l'espèce humaine. Mais il a quelque
chose de naturel, on le retrouve sous une forme ou une autre dans toute
société. Bien sûr, ceci n'est pas une justification.
Il devient cependant de la barbarie à cause de la raison : elle
a d'abord servi à Hitler à expliquer de façon abusive
ses propres malheurs, elle l'a ensuite conduit à devenir de plus
en plus cynique à l'égard des juifs, par une sorte de
logique infernale.
- Donc tous les hommes sont humains par leur faculté
de raisonner et celle-ci nous transforme. Où voulez vous en venir
?
- A ma définition de l'humain : étant doué
de raison, qui que nous soyons, nous sommes conduits à dépasser
notre condition. Cela suppose ensuite un nouveau développement
de la raison et ainsi de suite ad infinitum. Cet effort pour
se dépasser peut aller dans n'importe quel sens. S'interroger
sur le meilleur sens à suivre relève de la philosophie.
La philosophie est ainsi la raison prenant conscience d'elle-même,
des moyens qu'elle produit, comme des fins nouvelles auxquelles elle
conduit. Cette prise de recul est la condition nécessaire pour
ne pas faire n'importe quoi. Elle implique une capacité accrue
de raisonner et de comprendre. Elle en ce sens une forme d'humanité
plus poussée. Donc si ton père ne philosophe jamais, il
est moins humain que toi qui philosophe de temps en temps.
- C'est tout de même assez prétentieux.
- Ce n'est prétentieux que si tu considères
abusivement que ton père ne philosophe jamais, ce qui je te le
rappelle n'est qu'une hypothèse invérifiée. Il
peut très bien philosopher à sa façon, en remettant
en cause certains de ses propres préjugés et en essayant
de ne pas tomber dans de nouveaux préjugés.
- J'en doute...
- C'est peut-être ce doute qui est prétentieux.
La prétention consiste à se surestimer : si tu philosophes,
tu raisonnes sur la raison, en t'interrogeant sur les fins les plus
adéquates. Tu raisonnes objectivement davantage que celui qui
ne raisonne que sur les moyens d'assouvir ses besoins. Où est
la surestime de soi ?
- Mais tout de même, dire qu'on est plus humain qu'un
autre, c'est choquant. Mon père n'est pas un barbare.
- Cela te choque essentiellement parce que tu considères
qu'être moins humain qu'un autre, c'est être sous-humain
et tu y vois les relents d'un fascisme douteux.
- Ce n'est pas faux.
- Mais cette idée repose sur une confusion. Je ne considère
nullement que celui qui ne philosophe jamais soit sous-humain puisqu'il
est capable de raisonner et qu'il raisonne effectivement. On lui doit
donc tout le respect qu'on doit à un être humain. Rien
n'autorise à le traiter comme un animal, voire pire qu'un animal
si on pense au nazisme. Même ceux qui se sont rendus coupables
des pires barbaries ont le droit d'être jugés équitablement,
comme à Nuremberg. Aucun lynchage n'est digne de l'homme.
- Oui mais vous vous considérez, vous philosophe,
comme supérieur à ceux qui ne philosophent pas.
- Je te signale d'abord que toi qui t'interroges sur
la valeur de la philosophie, tu philosophes au même titre... Maintenant,
tu n'es pas choqué à l'idée de concevoir que d'autres
possèdent plus d'argent ou plus de savoir que toi ?
- Non, mais ce n'est qu'une supériorité en
avoir, pas une supériorité en être. Pour moi, tous
les hommes sont égaux par nature.
- Je suis d'accord avec toi : à la naissance,
tous les êtres humains sont disposés à la raison.
N'empêche que nous ne sommes pas que ce que nous sommes à
la naissance : certains développent plus leur faculté
de raisonner que d'autres. Nous ne sommes pas que ce que la nature
fait de nous, nous sommes aussi ce que nous faisons de nous-mêmes.
Si l'humanité est l'effort pour développer la raison,
on doit considérer que tous les hommes sont humains, et que
certains le sont plus que d'autres dans la mesure où ils ont
davantage développé la raison en eux et pour eux. Mais
contrairement à ce que tu continues de croire, si moi, je suis
humainement supérieur à toi, parce que je philosophe davantage,
cela ne signifie en aucun cas que j'ai des privilèges sociaux
à avoir sur toi. A part le privilège de discuter avec
toi de manière un peu approfondie bien sûr, mais ce privilège
n'est pas à sens unique. D'un point de vue politique, nous sommes
entièrement égaux. Mais nous ne sommes pas que des citoyens
(encore qu'on peut être un plus ou moins bon citoyen), nous sommes
aussi des personnes.
Si je suis supérieur à toi, cette supériorité
ne me confère aucun droit sur toi. Je suis supérieur à
toi simplement parce que j'ai moins de préjugés et qu'ainsi,
je suis plus libre et je dirais même plus heureux dans une certaine
mesure. Cela ne se voit pas forcément, mais comme je dépasse
certains blocages dus à des préjugés, je peux être
sensible à plus de choses que toi et ainsi vivre plus intensément.
- Si vous le dites...
- Comme je te le dis, cela ne se voit pas : la liberté
et le bonheur réels peuvent se laisser deviner par certaines
apparences mais ne se voient jamais directement. Quelqu'un peut avoir
l'air d'avoir une vie très intense, parce qu'il possède
des biens rares par exemple, mais s'il n'y est pas sensible, il ne vit
pas grand chose. Tandis qu'un autre peut faire des choses très
simples et très bon marché et les vivre intensément
parce qu'il a pu y être sensible.
Cela me permet de revenir au problème de la motivation.
Tu disais que l'idée d'être comme tout le monde était
une motivation qu'on ne peut espérer voir satisfaite par la philosophie,
puisque pour être "comme tout le monde", il faut adopter sans
rechigner les préjugés les plus stupides. Et tu avais
raison. Mais on peut trouver d'autres motivations que le fait de se
sentir "dans le rang", conforme à la majorité de ceux
que l'on fréquente.
Tu parlais également de l'admiration comme source de
motivation. Et justement, le philosophe n'est pas facile à
admirer car sa liberté et sa joie d'exister ne sont pas évidentes
au premier abord, surtout quand il se met à rentrer dans
ses considérations philosophiques. Cependant l'admiration est
à la source de nombre de nos illusions. Nous n'admirons au sens
strict que ce que nous ne comprenons pas pleinement, de sorte que notre
imagination se laisse aller aux rêveries les plus insensées.
Je ne dis pas qu'être humain, c'est renoncer à admirer
ou à rêver : tu peux admirer Mère Térésa,
Bill Clinton, Zidane ou Joey Starr. Moi-même j'ai de l'admiration
pour certaines personnes. Ce que je dis, c'est seulement qu'être
pleinement humain, c'est ne pas se contenter d'imaginer. C'est aussi
comprendre. L'humanité se situe dans cette tension entre
le rêve et la raison.
La motivation qui nous conduit à aimer la philosophie,
c'est le goût de la liberté vraie. Cette motivation
ne peut être d'ordre social, car la liberté vraie ne se
voit pas directement. La fausse liberté, c'est la prétendue
spontanéité de celui qui "fait ce qui lui plaît"
et qui en fait ne fait que suivre son troupeau. Etre l'auteur réel
de ses actes, ne plus se laisser abuser par les préjugés
ambiants, voilà la motivation principale du philosophe comme
de l'apprenti philosophe. Bien sûr, ce n'est pas très social
comme attitude : la réflexion exige un moment de solitude.
Mais cette solitude n'est pas de l'isolement : chercher
à se comprendre soi-même en cherchant à dépasser
ses préjugés a une portée universelle, cela concerne
tout le monde. Il ne s'agit donc pas pour le philosophe de jouer les
ermites. On ne peut pas demander à la société d'être
philosophe, la société n'a sans doute pas conscience d'elle-même
et elle ne raisonne pas. La société génère
périodiquement des préjugés et des croyances plus
ou moins simplistes qui rendent son existence possible. Par exemple,
dans la société civile, au moyen âge, "on" avait
besoin de croire que la terre était le centre de l'univers. Certains,
comme Copernic ou Galilée ont remis ces préjugés
en question, ce n'était pas très sociable à l'époque.
Mais cette insociabilité a permis un progrès social.
- Oui mais qu'ont apporté les philosophes pour le
progrès social ? Parler de l'existence de Dieu comme Spinoza,
c'est bien beau, mais qu'est-ce que ça change ?
- D'abord je tiens à préciser que ce progrès
ne se fait pas forcément dans le meilleur sens possible. L'histoire
est un développement plus ou moins heureux de la raison. Maintenant
si on prend le concept de Dieu chez Spinoza, il n'a l'air de rien comme
cela mais c'est une véritable bombe politique. Spinoza démontre
que l'être suprême n'est pas une sorte de Monarque régnant
sur l'univers. Dès lors les monarques nationaux n'ont plus du
tout le même statut : ils ne sont pas des représentants
de Dieu sur terre et leur pouvoir n'est donc pas de droit divin. Des
penseurs comme Voltaire ou Rousseau ont lu Spinoza, clandestinement
car c'était un auteur scandaleux. Ceux qui ont mené la
Révolution Française, remettant en cause la légitimité
de la monarchie ont pu le faire parce qu'intellectuellement, il n'était
plus inconcevable de renverser une monarchie : ils avaient lu Rousseau
et Voltaire, qui avaient lu Spinoza... Donc même le Dieu de Spinoza
a une influence sociale. Il en est de même pour beaucoup de concepts
philosophiques comme la méthode selon Descartes, la passion selon
Rousseau, le travail selon Marx etc.
- D'accord, mais tout cela c'est du passé, quel
besoin maintenant de lire Spinoza ?
- D'abord pour comprendre plus profondément
l'histoire qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui. Ensuite
parce que son concept de Dieu ou de la Nature peut encore servir d'arme
pour lutter contre des idéologies érigeant des préjugés
en loi sacrée : les sectes et les intégrismes en tous
genres sont concernés et nous concernent, les superstitions comme
la croyance au destin sont de retour, la prétendue loi naturelle
du marché en est aussi une expression contemporaine... A un niveau
plus modeste, comprendre que Dieu ou la Nature ne poursuivent pas de
fin nous amène à nous libérer de la croyance en
une fatalité qui s'acharnerait spécialement contre nous...
Celui qui a compris cela se comportera de façon socialement différente,
il ne laissera pas ce préjugé continuer de se propager,
ne serait-ce que par son exemple. Le concept de Dieu de Spinoza nous
libère encore aujourd'hui de toutes sortes de superstitions tristes
qui traînent dans les esprits. Il nous libère ainsi de
toutes sortes de craintes absurdes et de faux espoirs qui servent aux
plus habiles à dominer les autres. Il en est de même en
général pour ceux qu'on appelle des "grands philosophes",
ils ont su approfondir les idées ou concepts dont nous nous servons
presque quotidiennement. Cet approfondissement peut être parfois
considéré comme passé de date mais il reste indispensable
pour comprendre l'histoire dont nous sommes faits. Mais le plus souvent
nous avons affaire à des concepts qui aujourd'hui encore ont
une signification réelle.
- Mais le concept de Dieu de Spinoza, comme tout concept
philosophique, n'est-il pas des plus incertains ?
- Même s'il était incertain, ce concept te permettrait
au moins de relativiser des croyances douteuses liées à
l'idée d'être suprême ou de nature, si tu fais l'effort
d'en comprendre la logique. C'est déjà beaucoup. Ensuite,
qu'est-ce que la certitude ? L'impossibilité de douter, l'irréfutabilité
? Alors je te rappelle qu'en science, une telle certitude n'existe pas,
car la science moderne intègre l'expérience dans sa constitution
: dès lors, on ne peut jamais savoir si telle théorie
non réfutée jusqu'à présent ne le sera pas
un jour par une nouvelle expérience. On ne peut pas savoir tout
ce que l'expérience nous réserve. Mais alors toute certitude
n'est-elle qu'un préjugé qui s'ignore ? Voilà une
question philosophique sur laquelle je ne m'étendrai pas, mais
tu vois bien qu'elle s'impose dès qu'on réfléchit
un peu. Et pourtant elle n'est pas sans rapport avec notre existence
la plus concrète, car nous construisons celle-ci sur la base
de toutes sortes de certitudes.
- Oui mais voilà le problème avec vous, les
philosophes : on sait toujours à l'avance qu'il n'y aura rien
de certain à la fin, parce que vous avez toujours plein de questions
à poser. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais
c'est très lassant. Voilà sans doute pourquoi on s'ennuie
souvent en cours de philosophie.
- Je te le répète, je n'ai jamais dit qu'il
n'y avait aucune certitude en philosophie. Sinon, il suffirait de dire
une fois pour toute "on ne sait rien" et puis on se contenterait d'exister
comme un chou-fleur qui ne cherche pas à savoir quoi que ce soit.
S'il y a cependant beaucoup d'incertitudes en philosophie, je te répète
également qu'il y en a aussi beaucoup en sciences. Cela n'empêche
pas qu'il y ait des recherches et que celles-ci soient "passionnantes"
comme on dit. Celles-ci s'appuient certes sur des résultats considérés
comme avérés, mais ces résultats ne sont pas irréfutables,
comme on l'a déjà vu. De même, il y a en philosophie
des recherches s'appuyant sur des résultats acceptés par
une majorité de philosophes, comme en science.
Mais le fait est qu'un des défauts de l'école
Française, c'est de présenter les sciences comme si elles
n'étaient faites que de certitudes. La raison fondamentale pour
laquelle vous vous ennuyez facilement en classe de philo, ce n'est pas
tellement l'incertitude qu'elle enseigne, car l'incertitude est la source
de toute entreprise véritablement passionnante ; c'est plutôt
le refus de l'incertitude. On vous a toujours appris des connaissances
qu'on vous a demandé de restituer, certes en réfléchissant
mais sans vous demander de poser des questions sur les principes de
ces connaissances. On vous a toujours demandé de répondre
à des questions, du moins c'est l'image que vous vous faites
de l'école, et tout d'un coup, on vous demande de poser vous-mêmes
les questions dans vos dissertations. On peut comprendre que ce soit
déroutant.
Alors vous vous dites que la philo, c'est que du vent, parce
qu'il ne semble pas y avoir de contenu précis à retenir
en se disant : "ça au moins, c'est certain". Mais cette attitude
est bonne pour l'enfance : apprendre et restituer avec application.
Etre adulte, c'est être capable d'accepter que beaucoup de choses
soient incertaines. C'est ne plus se comporter passivement vis-à-vis
du savoir, comme si on était de toute éternité
destiné à le recevoir, c'est chercher à le construire
activement ou au moins à le reconstruire pour soi-même
et son entourage.
Voilà pourquoi le cours de philo paraît ennuyeux
à beaucoup : comme on a toujours tendance à refuser de
quitter son enfance, le cours de philosophie est perçu comme
une menace. C'est tellement agréable de n'être qu'un enfant
et tout d'un coup, on nous demande de briser toutes nos idoles ! La
meilleure résistance est alors bien souvent la passivité,
la rêverie de temps en temps. Et puis comme cette attitude empêche
de suivre de façon continue, le cours paraît de plus en
plus incompréhensible et on finit par renoncer à le suivre
sérieusement. Comme on est cependant obligé d'y être,
cela produit un ennui profond. Mais cet ennui n'est pas objectivement
causé par la philosophie elle-même, il l'est par le refus
de la philosophie et plus profondément par le refus de quitter
l'état d'enfance. La liberté fait peur comme disait Kant.
Cela dit, un cours peut être objectivement ennuyeux
lorsque le prof fait son cours sans conviction. Cela n'est cependant
pas dû à la philosophie mais au professeur de philosophie.
Cela peut m'arriver, surtout lorsque je me laisse submerger par l'idée
que je ne pourrai rien "tirer" de vous... idée que mon expérience
réfute parfois (et il suffit d'une seule fois).
- Bon, je sens bien que l'idée de me libérer
des préjugés n'est pas sans intérêt, surtout
s'il ne s'agit pas de se croire politiquement supérieur aux autres
pour cela. Mais est-ce bien utile ? Après tout, n'est-on pas
plus heureux en vivant simplement sans tout remettre en cause ?
- Quand comprendras tu que le philosophe ne remet pas systématiquement
"tout" en cause ? Si c'était le cas, il ne pourrait même
plus ouvrir la bouche. Si c'est un philosophe sceptique, la seule attitude
cohérente consiste à ne rien dire. Mais je vois bien ce
que tu veux dire : pourquoi remettre en cause des préjugés
précis comme l'idée que tout dans notre existence est
voulu par une sorte de puissance supérieure ? Après tout
si un préjugé ou une illusion nous rendent heureux, pourquoi
ne pas s'en contenter ?
Il y a quelque chose de tout à fait abstrait dans cette
hypothèse de quelqu'un qui admettrait sincèrement être
dans l'illusion tout en se sentant très content de son état.
Soit l'adepte d'une secte particulièrement cynique qui est heureux
parce qu'il vit dans l'illusion qu'il connaîtra la paix éternelle
parce qu'il aura donné tout son argent à son gourou, ou
parce qu'il travaille pour lui pour pas un rond. Le pauvre se fait bien
avoir, aimerais-tu être comparé à lui ?
- Pour sûr, non !
- Pourtant, lui ne se croit pas un seul instant possédé
et par là même privé de sa liberté. Or par
des stratagèmes précis, on a endormi son sens critique
et on l'a amené à avoir l'illusion qu'il choisissait en
toute conscience de devenir adepte, avec tout ce que cela implique.
S'il venait à se rendre compte de l'illusion, en découvrant
par exemple que les pouvoirs du gourou ne sont que supercherie, peut-être
qu'inconsciemment il refoulerait cette lucidité, préférant
le doux état d'enfance perpétuelle, mais s'il se rendait
vraiment compte de l'illusion, il ne pourrait plus être heureux
à cause de cette illusion. Car si le bonheur peut se nourrir
d'illusions, il a toujours besoin de croire que ce qui le provoque n'est
pas que du vent (et encore le vent, c'est quelque chose). En conséquence,
un bonheur reconnu comme illusoire n'est en aucun cas souhaitable. Si
nous avons à choisir entre un bonheur reconnu comme étant
sans fondement et un état où sans être très
heureux, on a au moins la satisfaction de ne pas nous faire berner,
le choix est vite fait.
- Mais cette satisfaction n'est tout de même pas
le bonheur !
- Attention, j'ai dit qu'un bonheur illusoire n'était
pas désirable, qu'en conséquence - pour être cohérent
avec soi-même - il faut philosopher pour dépasser les préjugés
et les illusions qui s'ensuivent. Je n'ai pas dit que philosopher c'était
renoncer au bonheur. Le bonheur vrai peut exister et la philosophie
permet de l'identifier avec plus de certitude que d'ordinaire. Et puis
il y a une véritable joie à comprendre un problème
puis à le résoudre, au moins dans le cadre d'une logique
précise. C'est comme dans une partie d'échecs, sauf que
l'enjeu est autrement plus intéressant.
Mais pour connaître cette joie, j'en reviens à
mon point de départ, il faut en faire l'expérience, c'est-à-dire
philosopher pour de bon. Bien sûr, tu peux dire "cette joie là
ne m'intéresse pas" comme si l'on te proposait de faire de la
planche à voile et que ça ne te tente pas. Mais je te
rappelle qu'on ne peut dire que la philosophie n'est qu'une sorte de
hobby parmi d'autres : elle est essentielle à l'humanité,
elle participe à son accomplissement. Surtout que renoncer à
la philosophie, c'est comme on l'a vu renoncer à la liberté
vraie de celui qui ne se laisse pas abuser par des préjugés
ou des illusions. Je peux comprendre que tu préfères une
sorte de servitude volontaire, que tu ne sois pas encore "prêt"
pour la liberté. Il est cependant de mon devoir de te rendre
libre, c'est-à-dire de contribuer à te faire accéder
à la pleine possession de ta raison. Si des préjugés
t'empêchent de raisonner correctement, tu n'es pas en pleine possession
de ta raison et tu n'es donc pas vraiment libre. Et on ne peut être
vraiment heureux en admettant qu'on est esclave, même d'une idée,
comme on l'a vu à l'instant.
Pour finir sur cette question du bonheur, je voudrais te montrer
davantage en quoi philosopher amène à vivre plus intensément.
Un philosophe du XX° siècle, du nom de Jankélévitch
disait lors d'une émission télévisée (Apostrophe)
: "on peut très bien vivre sans philosopher, mais on vit moins
bien". Je comprends cette phrase très simplement : on peut très
bien vivre et non pas seulement survivre sans philosophie, c'est-à-dire
connaître des moments de bonheur intense mais on les vivra forcément
moins intensément que si on philosophe aussi sur ces moments.
D'abord parce que cela permet de les faire durer davantage.
Ensuite parce qu'en prenant conscience de la nature et des
causes de ces moments, on les revit plus pleinement. Nous sommes à
la fois sensibles et rationnels : si seule notre sensibilité
vit, nous vivons moins que si en même temps nous comprenons intellectuellement
et rationnellement les données de cette sensibilité.
D'autre part, comprendre plus profondément la nature
d'un état, de ses tenants et aboutissants, c'est se rendre capable
d'une perception plus subtile, d'une sensibilité accrue lors
de nouvelles expériences heureuses.
Enfin, comprendre les causes réelles d'un état
de bonheur réel, c'est être capable de devenir la cause
de son bonheur, par la compréhension de celui-ci, au lieu d'attendre
passivement que le bonheur vienne de l'extérieur. Et comprendre
un état, c'est en saisir la nécessité, c'est sentir
pourquoi ce qui est à un moment donné n'aurait jamais
pu être autrement, c'est vivre des moments d'éternité.
Ou au moins s'en rapprocher.
On peut vivre sans se comprendre et sans chercher à
comprendre le monde. On peut aussi comprendre beaucoup de choses, de
façon purement intellectuelle, sans jamais rien vivre. J'avoue
qu'à choisir, je préfère vivre seulement que comprendre
seulement. Je fais tout à fait mienne cette ancienne devise :
" primo vivere, deinde philosophare, vivre d'abord, philosopher
ensuite" à ceci près que philosopher n'est pas opposé
à vivre, philosopher est une façon de vivre simplement
plus accomplie, voire plus intense. Et de toute façon, nous n'avons
pas à choisir entre vivre et comprendre, l'un n'empêche
pas l'autre et même à un certain degré d'intensité,
l'un n'est pas possible sans l'autre.
- Bon alors, si j'ai bien compris la philosophie sert à
devenir plus humain, en commençant par neutraliser les préjugés
et illusions qui font obstacle à notre liberté et notre
bonheur vrais, s'ils existent. Cette façon de vivre n'est pas
sans participer au progrès social, quoique de façon discrète,
parce que l'évolution d'une société n'est possible
que dans la mesure où elle contribue à faire reculer certains
préjugés. Si toutefois on trouve la philosophie ennuyeuse,
ce n'est pas qu'elle le soit en elle-même mais c'est sans doute
qu'on entretient des préjugés à son égard,
comme l'idée que la philosophie rend forcément prétentieux
et aussi parce que la philosophie nous pousse à devenir plus
adulte, parce que plus libre, alors qu'on aimerait bien continuer de
n'être qu'un enfant. On reste toujours un peu un enfant bien sûr,
mais l'important est de ne pas rester que cela toute sa vie en n'étant
qu'un mouton qui fait sien tous les préjugés qui traînent,
en prenant sa vie en main.
Je ne sais pas si j'ai bien résumé notre
échange mais il faudra que j'y réfléchisse à
nouveau plus tranquillement.
- Tu as assez bien résumé notre échange
mais permets moi seulement une précision. Tu dis "la philosophie
sert à ceci et à cela...". D'abord cette utilité
doit bien être distinguée de l'utilité au sens "utilitaire"
du terme : bien sûr, il ne s'agit pas d'un moyen de produire des
biens de consommation. Nous ne sommes pas que des producteurs-consommateurs
de biens matériels, cela va sans dire quoique les médias
de masse aient tendance à nous faire croire le contraire. La
philosophie peut cependant être considérée comme
"utile" parce qu'elle produit des biens d'ordre moraux ou spirituels.
Mais plus profondément, la philosophie n'a pas à
être comparée à une sorte d'outil qui existerait
extérieurement à nous : elle fait intervenir la raison
et nous avons vu que celle-ci n'est pas neutre comme un outil, elle
nous transforme et ainsi elle fait partie intégrante de notre
être même. Ainsi la philosophie n'a pas à être
recherchée comme un simple moyen qui permettrait d'être
vraiment libre et éventuellement plus heureux. C'est dans
l'exercice même de la philosophie que se vivent cette liberté
vraie et ce bonheur accru. Raisonner correctement c'est d'emblée
être plus libre et pouvoir accéder à la joie de
comprendre. On désire une voiture pour pouvoir se déplacer
plus rapidement mais on ne désire pas être heureux pour
autre chose que d'être heureux. En ce sens, être heureux
ne sert à rien puisque cette fin se suffit à elle-même,
c'est une fin en soi. Il en est de même pour la liberté.
Comme la liberté et le bonheur vrais passent par la philosophie,
la philosophie vaut par elle-même. Elle n'a pas à servir
à quelque chose comme les pantoufles servent à ne pas
s'enrhumer. A toi maintenant d'en faire l'expérience.
© Christian Lars
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