Comment je définis la philosophie
Je n'ai pas inventé la philosophie, il
peut donc paraître paradoxal que j'en propose "ma définition".
Pourtant, lorsque j'ai étudié les premières uvres philosophiques
qu'on a mis entre mes mains, je n'ai pas eu l'impression d'entrer
en terre totalement inconnue : je m'étais déjà posé des questions
touchant à des domaines dépassant les préoccupations pratiques immédiates
("où est-ce que j'étais avant d'être moi ?", "est-ce
que tout le monde voit les choses de la même couleur que moi ?"...)
et j'avais essayé d'imaginer des réponses tout en étant rarement satisfait
de ce que je trouvais.
En conséquence, et si vous avez vous aussi fait une expérience
similaire, la philosophie n'est la chose de personne, elle appartient
à tout le monde. C'est donc qu'elle n'est pas vraiment une chose,
comme la théorie de la relativité en est une dans la mesure où c'est
Einstein qui l'a formulée et où formulée autrement, ce ne serait plus
la théorie de la relativité. La philosophie est toujours présente
chez le platonicien comme chez l'empiriste. Mais la philosophie n'est
pas que l'activité qui consiste à se poser des questions et à s'efforcer
d'y répondre : la religion, les sciences et les techniques le font
également.
Le croyant peut se demander si son Dieu pardonne l'adultère, on appelle
philosophe celui qui ne pose pas des questions dont les présupposés
relèvent de croyances non critiquées : en l'occurrence, avant de pouvoir
se poser une telle question, il se demande si l'on peut répondre
à cette question sans pouvoir être sûr que Dieu existe, que celui-ci
nous demande d'agir de telle ou telle façon ou qu'il soit bienvenu
d'agir en se référant à un autre que soi-même. Ainsi, s'il y a des
questions communes avec la religion (que sommes-nous ? que devons-nous
faire ? d'où vient l'existence du monde ?), la manière de traiter
la question est très différente : le croyant cherche avant tout une
réponse, sans se soucier vraiment du bien fondé de celle-ci, pourvu
que les textes sacrés ou le guru en attestent. Le philosophe sait
bien qu'il y a certains domaines à propos desquels il est pratiquement
impossible d'obtenir des réponses certaines mais ce qu'il ne peut
supporter, c'est le désaccord avec soi-même : en affirmant
que Dieu pardonne ou ne pardonne pas l'adultère, on suppose que Dieu
existe, et en même temps on peut être incapable d'en prouver
l'existence. Il est cependant possible de croire tout en étant philosophe,
comme Pascal ou Kierkegaard, en sachant distinguer la croyance et
le savoir; le problème est que souvent, les croyants prennent la première
pour la seconde.
Le savant et même le technicien sont plus prudents dans leurs affirmations
: un physicien n'affirme pas telle propriété de la lumière sans pouvoir
rendre compte des lois qui le déterminent à énoncer son théorème,
un électricien ne dit pas que tel fusible est à changer sans avoir
vérifié l'installation électrique selon des procédures précises. Mais
ils ne parviennent à l'accord avec soi-même qu'en évitant de se demander
s'ils sont certains que les phénomènes auxquels ils ont affaire existent
réellement, indépendamment d'eux-mêmes, et si l'intérêt pour ces choses
n'est pas une perte de temps. Le philosophe ne s'interroge pas moins
sur le fonctionnement des phénomènes que sur leurs conditions
de possibilité : les phénomènes sont-ils des êtres à part
entière, quelle valeur devons-nous accorder à nos actes vis-à-vis
des "choses" ?
Au delà de ce "qu'on appelle" philosophe, je vois que j'ai
en moi un désir de me comprendre et de comprendre l'univers et que
les religions et les sciences n'apportent qu'une satisfaction partielle
à ce désir. Il ne s'agit pas de croire que la philosophie m'apportera
forcément des satisfactions définitives mais de conserver en moi ce
désir de comprendre qui semble essentiel à mon humanité. Je n'ai pas
envie de ressembler à un zombie qui répète mécaniquement ce que le
guru a dit ou à un ordinateur qui ne peut opérer qu'à partir des règles
pour lesquelles il a été programmé. Je définis donc la philosophie
comme un désir de comprendre jusqu'au bout, c'est comme
cela que j'interprète la notion grecque "d'amour de la sagesse".
Cela ne signifie pas qu'être philosophe, c'est se tourmenter à longueur
de journée à cause de ce que je ne sais pas et que peut-être je ne
comprendrai jamais, c'est plutôt être poussé par une envie qui est
très profonde, comme l'envie de courir en face d'une vaste étendue.
D'autre part, le désir de comprendre n'est pas qu'une attitude intellectuelle,
mais une ouverture réelle et une attention vécue au quotidien vis-à-vis
de soi, d'autrui et des choses. Comprendre, ce n'est pas seulement
se faire une image mentale abstraite de ce qui nous intéresse. Quand
nous disons à une personne qui par exemple nous a menti que nous ne
la comprenons pas, nous voulons dire que même si nous pouvons expliquer
ce comportement, nous ne pouvons admettre qu'il ait pu exister par
rapport à la sympathie que nous avions pour elle. Comprendre, c'est
être capable de faire un avec son objet, non pas au sens d'une union
mystique qui relève toujours d'une grâce incontrôlée et précisément
incompréhensible, mais au sens d'un accord vécu autant intellectuellement
qu'affectivement. N'oublions pas que la philosophie est de l'ordre
du désir. L'intelligence n'est qu'un moyen de tendre plus ou moins
efficacement à la compréhension de moi-même, du monde et de l'être
en général. Mais elle est absolument nécessaire si je veux parvenir
à un réel accord avec moi-même : seule la recherche discursive des
contradictions internes à mes représentations me permet un accord
non illusoire avec moi-même. Pour tendre à une telle systématicité,
il serait maintenant stupide de ma part de ne pas m'aider des travaux
d'autres philosophes, autrement dit l'histoire de la philosophie me
sera très utile.