Un exemple :
Une passion sans illusion est-elle possible ?

 


La haine nous conduit à sous-estimer celui que nous avons en aversion. Un tel sentiment semble nous interdire de prendre en compte les aspects positifs, toujours possibles, chez une personne. De même, l'amour nous conduit à surestimer l'objet de notre préférence. Il semble donc y avoir un lien nécessaire entre la passion et une sorte d'aveuglement, souvent nommé "illusion" à cause d'une (dé)valorisation excessive de ce qui est réel. En ce sens, la passion est voisine de la folie, au sens grec de "para-noîa", "pensée-à côté de, en marge de-ce qui est réel" : le passionné comme le fou semblent vivre dans un monde qui n'appartient qu'à eux. Seulement, sans passion, pour nous, le réel se fige. Nous savons bien que très souvent, il ne suffit pas d'arguments raisonnables pour nous pousser à une action. On se prend alors à souhaiter des passions qui auraient la puissance de nous enthousiasmer pour l'action tout en ne nous dérobant pas au réel. Une passion sans illusion est-elle donc possible ? Comment savoir qu'une telle passion n'est pas elle-même illusoire si l'expérience que nous en avons nous abuse par nature ?

1/Il convient alors de nous demander : En quel sens y a-t-il un lien entre passion et illusion ? Qu'est-ce qui détermine leur rapprochement ?

2/ Ensuite : ce lien est-il vraiment nécessaire ?

3/ Enfin : est-ce que l'exercice de la lucidité revient à se rendre insensible à toute forme d'affectivité ?



I/
Le lien passion/illusion


a) Pour savoir ce qui détermine le rapprochement passion/illusion, nous devons nous demander ce qui dans cette relation est premier. Nous y voyons de fait une relation de cause à effet et non pas une identité car il est possible de s'illusionner sur un objet qui ne nous affecte pas, comme la distance du soleil qui nous imaginons être de 200 pieds, ainsi que le signale Spinoza (Ethique II, scol. de la prop. 35). L'illusion concerne avant tout notre jugement intellectuel, elle est "préjugé", jugement trop rapide que nous formulons sans réel souci critique. La passion est d'abord d'ordre affectif, elle requiert uniquement la présence extérieure d'un objet propre à nous émouvoir de façon prolongée.

b) Le langage courant nous amène à penser que c'est la passion qui est cause de l'illusion : c'est l'amour qui nous aveugle, l'ambition qui nous fait croire que les honneurs sont une fin en soi. Mais sans jugement concernant l'objet de notre passion (la beauté de telle femme, l'extase qu'il y a à devenir général ou président), aucune passion n'est possible, aucune valorisation n'intervient. On nous répondra que ce qui pousse l'amoureux à survaloriser son objet, c'est son désir d'être amoureux mais ce désir, s'il est une passion, repose sur un jugement concernant le bonheur qu'il y a à être amoureux. Ce qui pousse enfin à ce jugement et même à juger en général, c'est notre désir d'exister; le passionné désire l'existence la plus excitante pour lui, mais "personne ne peut désirer être heureux, bien agir, et bien vivre, qu'il ne désire en même temps être, agir et vivre, c'est-à-dire exister en acte"(Ethique IV, prop. 21). Seulement, ce désir n'est pas une passion car son objet n'est pas extérieur à celui qui désire et il ne singularise pas celui qui désire en "avare", "Don Juan" ou "ambitieux"...

c) Ensuite et selon la constitution propre de chacun, le désir nous amène à valoriser tel ou tel objet et c'est là que le jugement intervient, ou plutôt le préjugé, c'est-à-dire l'illusion. Par exemple, on croit vraie l'assertion "l'argent, c'est le bonheur" alors que sa conquête n'est jamais définitive ce qui signifie que le désir de l'argent ne va jamais sans une certaine anxiété de parvenir à l'obtenir et surtout de parvenir à le conserver.  C'est donc l'illusion qui génère en premier lieu la passion, en plus du désir de "persévérer dans l'existence". Ensuite, la passion peut générer d'autres illusions, l'avare s'imagine que tel marché dangereux sera fructueux, parce que poussé par sa passion, il néglige un aspect important de la situation. Mais étant à l'origine fondée sur une illusion, la passion sera toujours illusoire. Ce n'est que si la passion existait telle quelle en nous, sans être le fait d'autre chose, que nous pourrions la maîtriser comme l'avare sait se méfier de ses propres emportements après quelque mésaventure. Mais l'avare ne peut s'empêcher d'accumuler de l'argent indéfiniment car il croit illusoirement que cette accumulation est une fin en soi.

Aussi, le passionné est agité plus qu'il n'agit. Si la passion produit des mouvements du corps et de l'esprit, ces mouvements ne sont pas causés par le passionné lui-même, mais par son éducation, par son milieu socio-économique, par son conditionnement génétique etc. Ainsi, lorsqu'il se produit des mouvements en lui, il n'en n'est pas la cause réelle et il ne fait que contribuer, malgré lui, à la persistance des illusions les plus grossières d'une société. Si la passion n'est que le développement affectif de l'illusion, il est clair qu'elle ne peut être qu'illusoire. Mais pourquoi l'amour ou la haine correspondraient-ils nécessairement à des idées fausses concernant leur objet ?


II/ Les raisons de douter de la nécessité du lien passion/illusion.


a) Nous avons montré que le rapport de causalité, de l'illusion à la passion, partait nécessairement de l'illusion. Lorsque nous avons une illusion concernant un objet et qu'un affect s'ensuit, cet affect sera une passion. Mais nous n'avons pas montré que toute passion part nécessairement d'une illusion dans la mesure où nous n'avons défini la passion que comme "émotion prolongée" à l'égard d'un objet extérieur. On doit objecter que s'il n'y avait jamais aucune adéquation entre le passionné et l'objet de sa passion, il ne parviendrait jamais à une action conforme à ses fins, à l'inverse de celui qui pour toucher le soleil se contente dans la rivière qui le reflète. L'amoureux peut s'illusionner, c'est-à-dire non pas seulement commettre une erreur de jugement, par défaut d'attention,  mais vouloir que cette erreur soit vraie : il peut s'illusionner sur la qualité des sentiments de l'autre. Mais aussi l'amoureux peut prendre du recul par rapport à son désir d'être aimé et savoir constater l'absence de réciprocité lorsqu'il y a lieu.

b) Comment cela est-il possible ? Pourquoi la passion aveugle-t-elle certains et pas d'autres ? Parce qu'il n'y a pas lieu d'opposer passion et raison, comme le dit Hume en s'opposant à la tradition classique. Ce n'est pas la raison qui dicte nos valeurs, or la vérité que rend possible la raison est une valeur : "Il est aussi peu contraire à la raison de préférer à mon plus grand bien propre un bien reconnu moindre et d'aimer plus ardemment celui-ci que celui-là." (Traité de la nature humaine, II, 3ème partie, sect. III). Ce qui fait que nous désirons le vrai avec persévérance, c'est la curiosité (ibid. sect. X), qui n'est pas moins une passion que la mythomanie ou amour du mensonge. Aussi, comme de nombreuses passions peuvent nous habiter, il est possible d'être à la fois curieux et amoureux et ainsi de ne pas être dupe de tous ses désirs car il n'y a pas contrariété entre l'amour du vrai et l'amour d'une autre personne. Mais les passions diffèrent en intensité d'un individu à l'autre, sans doute pour des raisons d'éducation, de caractère inné etc. C'est pourquoi le désir de cohérence intérieure est moins fort chez certains que chez d'autres. L'amoureux qui se laisse abuser par sa passion n'a sans doute pas été initié au plaisir qu'il y a à découvrir des vérités que nous n'apercevons pas premièrement, comme celui qui n'a pas été initié aux jeux d'argent ne voit pas l'intérêt de risquer de perdre ce qu'il possède déjà.

c) Quel est, en ce nouveau sens, le rapport de l'illusion à la passion ? La curiosité ne repose pas nécessairement sur une illusion si un plaisir est réellement éprouvé en découvrant, par exemple, quelque difficile vérité. Il y aurait illusion si le plaisir n'existait pas mais alors, il n'y aurait pas de passion. Ce qui compte dans la passion n'est pas l'existence et la nature de l'objet émouvant, mais l'effet produit par cet objet. En ce sens, aucune passion n'est en elle-même illusoire car son véritable objet n'est pas la chose extérieure mais le plaisir éprouvé à son contact. Mais l'illusion se situe bien postérieurement à la passion, lorsqu'une autre passion ne vient pas l'équilibrer, comme l'amoureux qui manque de curiosité à l'égard de l'objet de son amour. Dans les Pensées philosophiques, Diderot remarquait : "Si l'espérance est balancée par la crainte, le point d'honneur par l'amour de la vie, le penchant au plaisir par l'intérêt de la santé, vous ne verrez ni libertins, ni téméraires, ni lâches." (Pensée IV). Le libertin, par exemple , serait celui qui s'illusionne en prenant le plaisir physique comme seule valeur, au mépris de la santé qui est pourtant la condition du plaisir. Mais parle-t-on encore de passion lorsque l'on parle de tempérance, de courage, d'amour de la vérité ?


III/ Affect actif et affect passif.


a) L'intention de Hume et de Diderot est de montrer que le vice comme la vertu, le désir de la vérité comme celui de s'abuser, sont de nature affective. Mais alors, comment savoir que cette passion qui nous pousse à la vérité n'est pas illusoire ? On a dit que le plaisir est nécessaire à l'existence d'une passion ne pouvait être illusoire mais ne peut-on s'illusionner sur son propre plaisir ? Ce qui constitue le plaisir du passionné n'est pas qu'une agréable sensation physique, sur laquelle il est effectivement difficile de se tromper. Ce qui fait qu'une émotion ou affect (c'est-à-dire "mouvement", changement de l'état intérieur) se prolonge et qu'on cherche à l'entretenir en amassant de l'argent ou en offrant des fleurs à sa dulcinée, c'est que nous croyons trouver au contact de l'objet de notre passion la satisfaction d'un désir profondément humain d'éternité, de joie sans fin (beatitudo) et de liberté. Ce qui excite le sentiment amoureux, c'est l'idée que quelque chose d'éternel est atteint, quelque chose de plus fort que la mort... Pourtant les corps qui sont l'objet du sentiment amoureux disparaissent; cette évidence, l'amoureux ne peut la voir de lui-même car alors il perdrait son état de grâce.

b) Mais, lorsque nous parlons de la passion pour l'art ou pour la philosophie, où se situe l'illusion ? Il y a illusion si l'individu en question ne comprend pas ce pourquoi il aime de façon durable et intense son objet. Il peut en effet aimer la philosophie par exemple parce qu'au lycée, il a eu de bonnes notes. Dans ce cas, il associe à l'idée de la philosophie un affect de joie, qu'avec Spinoza nous définirons comme "passion par laquelle l'Esprit passe à une plus grande perfection"(Ethique III, scolie de la prop. 11). Mais alors, notre apprenti philosophe s'illusionnera certainement sur le genre de joie que la philosophie peut lui apporter, il sera déçu par ce qu'il croit être la philosophie, dès qu'il recevra des mauvaises notes. Cette illusion s'explique, à l'origine, par l'absence de compréhension de ce pourquoi il fait de la philosophie...


Et cette méprise vient du fait, somme toute assez hasardeux, qu'il avait eu de bonnes notes, c'est-à-dire d'un fait extérieur ne dépendant pas de lui. C'est en ce sens que l'affect qu'il éprouve est passif : Spinoza dirait qu'il n'est pas la "cause adéquate" de son émotion, c'est-à-dire que le passionné est celui dont la personne ne suffit pas à expliquer son affect : la joie éprouvée à l'égard de la philosophie a dépendu d'une autre cause que lui-même. Ignorant la cause des affects qu'il subit, il s'attribuera à lui-même les idées et les mouvements de sa passion : lorsqu'il est en boisson, l'ivrogne est prêt à affirmer contre toute évidence qu'il boit parce qu'il le veut. Partant d'une simple ignorance, la passion aboutit à l'illusion de la liberté. Ensuite, le passionné éprouvant une joie au contact d'un objet croit toujours qu'il suffit de perpétuer la présence de cet objet pour continuer dans ce sens, il croit avoir trouvé la joie éternelle. Mais ne venant pas de lui, cette "augmentation en puissance d'exister" ne peut être adéquate à sa puissance réelle d'exister : au bout d'un moment le vin est un poison... comme le sont les trop nombreuses bonnes notes qui peuvent finir par empêcher à jamais l'apprenti philosophe de s'intéresser à la philosophie, pour d'autres motifs que la possibilité de croire à sa supériorité intellectuelle.

c) Un affect actif est-il possible ? Qu'est-ce qu'être "cause adéquate" de ses affects ? A la base de la vie affective est le désir, "l'effort pour persévérer dans l'existence". Lorsque nous désirons la dernière voiture de course à la mode, nous imitons, plus ou moins à notre insu ce que dans le cadre d'une société de consommation, on est supposé désirer. C'est donc la société qui est cause de notre désir, et non pas nous. Mais lorsque nous nous contentons de désirer exister, aucune cause particulière ni personne ne nous y pousse, si ce n'est nous mêmes. Nous sommes cause adéquate de notre désir lorsque nous poursuivons un but dont nous apercevons la cohérence avec notre effort fondamental d'exister. Je serai cause adéquate de mon désir d'acquérir par exemple l'art musical, car de cette façon, j'agirai en cohérence avec ma personne physique et mentale, s'il se trouve que, par ma constitution propre, je suis sensible aux jeux du rythme et de la mélodie. Ensuite vient la joie que je peux éprouver dans la pratique de ce nouvel art : augmentation progressive de ma puissance d'exister comme "personne sensible à la musique".  Cette joie ne m'aurait pas appartenu si j'avais été mis à la musique par mes parents ou même si je m'étais contenté d'imiter des amis, pour m'intégrer à leur groupe. Ensuite vient l'amour qui est une "joie qu'accompagne l'idée d'une cause" (Eth. III, scol. de la prop. 13) : j'aime la musique parce que je me sens exister de façon plus intense en la pratiquant et que j'attribue cette joie à ma pratique.

Ce désir, cette joie, cet amour sont donc des affects actifs dans la mesure où c'est bien de moi que ces émotions rayonnent et non d'une cause extérieure. Cela ne signifie pas un mépris à l'égard de tout ce qui est extérieur à soi car si le désir d'exister ne vient que de moi, il n'est pas possible d'exister sans rencontrer d'autres êtres s'efforçant eux-mêmes d'exister. Exister, c'est affirmer sa puissance d'être, c'est donc par nature "déborder de soi-même", ne pas se contenter de passions affaiblies, bonnes pour les tièdes ou les médiocres qui confondent rationalité et tiédeur de l'esprit. Mais il n'y a plus illusion concernant l'objet de mon "affect actif" car, dès le départ, je comprends ce qui m'arrive, contrairement à l'avare qui aime l'argent pour une fin extérieure à lui-même et à l'argent, et donc l'objet de mon désir, c'est moi qui le détermine à partir de ce que je suis. Il n'y a pas en ce sens d'illusion possible concernant ma liberté, dans la mesure où l'on dit libre l'être qui n'existe que par la nécessité de sa nature. La joie sera continue car si c'est bien moi qui détermine mon amour et donc ma joie grâce à la musique, rien d'extérieur ne pourra venir démoder ou rendre ennuyeuse la pratique de la musique.




Poser la question d'une l'éventuelle lucidité à l'intérieur de la passion, c'est se demander ce que c'est qu'être humain, c'est poser le problème de la nature humaine. Si nous définissons l'homme comme "animal raisonnable" alors toute affectivité sera conçue comme détermination extérieure à l'homme, car l'affectivité est changement alors que les idées de la raison sont définitives. Mais alors il serait à jamais impossible de comprendre nos passions, elles ne pourraient que nous échapper. Envisager qu'il y ait illusion dans les passions, c'est en faire des objets de connaissance, c'est considérer l'homme comme un être devant à la fois être conçu comme être rationnel et être ayant le pouvoir d'être affecté. Mais alors, le mot passion doit être réservé, dans le langage en principe précis de la philosophie, aux affects qui échappent à la raison, non parce qu'ils sont incompréhensibles mais parce que la raison ne s'y est pas encore attardée. Un affect qui échappe à la raison est une émotion que je ne peux comprendre entièrement, parce qu'elle ne vient pas entièrement de moi. Un affect "rationnel" n'est pas une simple idée vraie, qu'on décréterait plaisante, mais l'augmentation réelle de ma capacité à "déborder" de moi-même, augmentation que je comprends comme un effet nécessaire à partir de la cause que je suis.